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Les préposé(e)s imaginaires
   

Le 29 juin 2020

Les préposé(e)s aux bénéficiaires imaginaires de notre Premier ministre Legault.

Jules Lamarre, Ph. D.
Économiste et géographe

Ces jours-ci, je me pince souvent pour savoir si j’évolue dans le même monde que celui de notre Premier ministre Legault. Et j’en conclus que non, surtout quand je le vois en train de régler le problème du manque de préposé(e)s dans les institutions de soins de santé du Québec, dont les CHSLD, en engageant, comme ça, 10 000 préposé(e)s à temps plein. Mais Monsieur Legault, même un Premier ministre n’a pas le pouvoir de faire ça !

Monsieur Legault, s’il-vous-plaît, permettez-moi de vous montrer comment j’ai déjà été engagé comme préposé à l’Hôpital Notre-Dame de Montréal et comment on y avance en carrière. Parce qu’il semble y avoir bien des lacunes dans votre connaissance de la profession de préposé(e)s aux bénéficiaires.    

Étudiant en quête d’un emploi d’été comme préposé, j’ai d’abord soumis une demande d’emploi à l’Hôpital Notre-Dame de Montréal. Au bout de quelques jours, j’ai été convoqué à une entrevue d’au moins une heure qui m’a fait l’effet d’un interrogatoire policier. Puisque j’avais fait valoir mes cinq années d’expérience de travail comme préposé dans un autre établissement de soins de santé, alors on m’a demandé de faire en sorte qu’une lettre de recommandation me concernant soit envoyée directement à Notre-Dame depuis mon ancien lieu de travail. Et tout ça pour un emploi d’été seulement… qui allait ensuite être prolongé indéfiniment, ce dont il n’avait pas été question au départ.

Une fois engagé, on m’a mis à l’équipe volante, là où tous les nouveaux se retrouvent parce qu’ils ne peuvent occuper quelque poste que ce soit de préposé(e) dans les divers départements de l’Hôpital, tous les postes vacants étant toujours attribués en fonction de l’ancienneté. Donc, le purgatoire de l’équipe volante dure nécessairement des mois au cours desquels on vous envoie à tous les matins remplacer n’importe-où dans l’hôpital des gens qui s’absentent trop souvent parce qu’ils n’en peuvent plus de travailler à Notre-Dame. Et là où vous débarquez, vous êtes généralement accueilli comme quelqu’un dont on ne veut rien savoir, parce que vous ne savez rien des façons de faire de l’équipe de travail en place. Par définition, vous n’êtes qu’une personne maladroite venue pour compliquer la vie de tout le monde. Et c’est comme ça à tous les jours.

Toutefois, pour s’extirper de l’équipe volante et acquérir enfin un poste « régulier » quelque part, il n’y a qu’à consulter la liste des postes offerts ici et là comme préposé(e) dans l’Hôpital. Parce qu’il y en a tout le temps, mais trop souvent ce sont des postes dont personne ne veut. Ainsi, si un poste de préposé(e) à temps plein devient disponible quelque part, soit une excellente nouvelle, c’est parce que le travail y est faisable, comme par exemple en ophtalmologie, là où quelqu’un y a fait carrière toute sa vie et qui prend maintenant sa retraite comme préposé. Alors tous et toutes les préposé(e)s de l’Hôpital vont essayer de l’obtenir, ce poste à temps plein. Et le ou la gagnante sera… la personne ayant cumulé au moins 20 ans d’ancienneté dans la baraque. Donc, les postes à temps plein, une espèce en voie de disparition de toute façon, ce n’est surtout pas pour les personnes nouvellement engagées, mais libre à Monsieur Legault de croire le contraire.  

Après des mois de persévérance, les seuls postes pour lesquels quelqu’un peut appliquer depuis l’équipe volante, ce sont des postes à temps partiel dont personne ne veut, dont des postes à temps partiel à l’équipe volante. Pensons par exemple à un deux-jours/quinzaine comme préposé(e) dans un département tue-monde, comme en chirurgie générale, là où on doit courir toute la journée après son ombre. Disons que ça n’a rien des « bons emplois » dont nous parle Monsieur Legault. Mais de deux maux, un jour vient où il faut bien choisir le moindre. Et si on offre ce poste à temps partiel en chirurgie générale, par exemple, c’est parce que seulement un robot de Star Wars pourrait l’occuper à temps plein sans risquer d’y laisser sa peau, ou tous ses rouages d’un seul coup. Donc, en chirurgie générale, on y engagera avant tout des gens à temps partiel, y compris les infirmières, qui pourront se remettre de leurs efforts inouïs en poirotant sur appel à la maison, parce que ça aussi ça fait partie du deal. Et si vous n’êtes pas toujours disponible sur appel, alors on ne vous appellera plus entre vos deux-jours/quinzaine. À moins que vous ne vous repentiez, et bien bas.

Je sais que jusqu’à présent, tout ça ne ressemble pas vraiment à ce dont vous nous parlez à la télé, et de cela vous m’en voyez désolé, Monsieur le Premier ministre. Hé oui, les préposé(e)s d’hôpitaux seraient de plus en plus des employé(e)s à temps partiel. Les temps pleins, il faut oublier ça, parce que ce ne serait pas rentable pour un hôpital qui épargne de l’argent probablement en comptant même sur l’absentéisme, sachant que les gens qui rentrent au travail doivent alors toujours travailler davantage pour le même prix pour faire marcher la grosse machine. Je sais, Monsieur Legault, qu’il s’agit de choses dont vous préféreriez ne pas entendre parler. Mais elles existent quand même.

Dans mon monde à moi, beaucoup, beaucoup de travailleuses et de travailleurs sont au bas de l’échelle sociale, soit le seul endroit que j’ai connu au cours des 50 dernières années. En effet, j’ai toujours appartenu à l’univers du temps partiel comme préposé, ou comme chargé de cours à l’UQAR, ou comme professionnel de recherche à l’Université Laval. Ce que ceux et celles qui appartiennent à cette classe sociale possèdent en commun, c’est de toujours avoir faim et d’avoir peur de la rue qui les guette continuellement avec sa gueule ouverte. Mais pour le moment, on peut donc continuerles à les exploiter à souhait, les nouveaux et les nouvelles préposé(e)s. Et je ne vois pas comment un décret pourrait changer quoi que ce soit à l’affaire.

Monsieur le Premier ministre Legault, pour que ça aille mieux dans les hôpitaux, dans les écoles et dans le universités, ils faut cesser de considérer ces institutions comme des organisations capitalistes à rentabiliser.